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02/10/2014

Morceaux choisis - Vassili Grossman

Vassili Grossman

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Vitia, je voudrais te dire... Non, ce n'est pas ça. 

Vitia, je termine ma lettre et je vais la porter à la limite du ghetto pour la donner à mon ami. Il ne m'est pas facile d'interrompre cette lettre, elle est ma dernière conversation avec toi; quand j'aurai transmis la lettre, je t'aurai définitivement quitté, jamais tu ne sauras ce qu'ont été mes dernières heures. C'est notre toute dernière séparation. Que te dire avant de te quitter pour toujours? Tu as été ma joie ces derniers jours, comme tu l'as été durant toute ma vie. La nuit, je me souvenais de tes vêtements d'enfant, de tes premiers livres, je me souvenais de ta première lettre, de ton premier jour d'école, je me suis souvenue de tout, depuis les premiers jours de ton existence jusqu'à la dernière nouvelle qui me soit venue de toi, le télégramme que j'ai reçu le 30 juin. Je fermais les yeux et il me semblait que tu allais me protéger de l'horreur qui s'avançait sur moi. Et quand je me rappelais ce qui se passait autour de moi, je me réjouissais de ton absence; ainsi tu ne connaîtrais pas cet horrible destin.  

J'ai toujours été solitaire, Vitia. Pendant des nuits blanches, j'ai souvent pleuré de désespoir. Car personne ne le savait. Mon unique consolation était la pensée, qu'un jour, je te raconterais ma vie. Que je te raconterais pourquoi nous nous sommes séparés, ton père et moi, pourquoi, toutes ces longues années, j'ai vécu seule. Et je me disais souvent: "Comme il sera étonné, Vitia, quand il apprendra que sa mère a fait des folies, qu'elle était jalouse et qu'on la jalousait, que sa mère a été comme tous les jeunes." Mais mon destin est de mourir en solitaire sans m'être ouverte à toi. Parfois, je pensais que je ne devais pas vivre lpin de toi, que je t'aimais trop et que cet amour me donnait le droit de finir ma vie à tes côtés Parfois, je pensais que je ne devais pas vivre avec toi, que je t'aimais trop.

Enfin... Sois heureux avec ceux que tu aimes, qui t'entourent, qui te sont devenus plus chers que ta mère. Pardonne-moi. 

On entend dans la rue les pleurs de femmes, des jurons de policiers et moi, je regarde ces pages et il me semble que je suis protégée de ce monde horrible, plein de souffrances. 

Comment finir cette lettre? Oùtrouver la force pour le faire, mon chéri? Y a-t-il des mots en ce monde capables d'exprimer mon amour pour toi? Je t'embrasse, j'embrasse tes yeux, ton front, tes yeux. 

Souviens-toi qu'en tes jours de bonheur et qu'en tes jours de peine l'amour de ta mère est avec toi, personne n'a le pouvoir de le tuer. 

Vitenka... Voilà la dernière ligne de la dernière lettre de ta maman. Vis, vis, vis toujours...

Ta maman. 

Vassili Grossman, Vie et destin (L'Age d'Homme, 1995)

traduit du russe par Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard  

image: Vassili Grossman

01:56 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

13/09/2014

Morceaux choisis - Yasmina Khadra

Yasmina Khadra

littérature; roman; morceaux choisis; livres

La vie est faite de hauts et de bas, et personne ne saurait en situer le juste milieu. Le malheur qui nous frappe ne prémédite pas son coup. Comme la foudre il nous tombe dessus, comme la foudre il se retire, sans s'attarder sur les drames qu'il nous inflige et sans les soupçonner. Si tu veux pleurer, pleure; si tu veux espérer, prie; mais de grâce, ne cherche pas de coupable là où tu ne trouves pas de sens à ta douleur.

Yasmina Khadra, Ce que le jour doit à la nuit (Pocket, 2009)

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02/09/2014

Morceaux choisis - Colette

Colette

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Je te désirerai tour à tour comme le fruit suspendu, comme l'eau lointaine, et comme la petite maison bienheureuse que je frôle... Je laisse, à chaque lieu de mes désirs errants, mille et mille ombres à ma ressemblance, effeuillées de moi, celle-ci sur la pierre chaude et bleue des combes de mon pays, celle-là au creux moite d'un vallon sans soleil, et cette autre qui suit l'oiseau, la voile, le vent et la vague. Tu gardes la plus tenace: une ombre nue, onduleuse, que le plaisir agite comme une herbe dans le ruisseau... Mais le temps la dissoudra comme les autres, et tu ne sauras plus rien de moi, jusqu'au jour où mes pas s'arrêteront et où s'envolera de moi une dernière petite ombre... qui sait où?

Colette, La vagabonde (coll. Livre de poche/LGF, 1994)

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24/08/2014

Morceaux choisis- Ivan Tourgueniev

Ivan Tourgueniev

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Sa beauté et sa vivacité constituaient un curieux mélange de malice et d’insouciance, d’artifice et d’ingénuité, de calme et d’agitation. Le moindre de ses gestes, ses paroles les plus insignifiantes dispensaient une grâce charmante et douce, alliée à une force originale et enjouée. Son visage changeant trahissait presque en même temps l’ironie, la gravité et la passion. Les sentiments les plus divers, aussi rapides et légers que l’ombre des nuages par un jour de soleil et de vent, passaient sans cesse dans ses yeux et sur ses lèvres.

Ivan Tourgueniev, Premier amour (coll. GF/Flammarion, 1993)

image: Albert Lynch, Portrait of an elegant Lady (commons.wikimedia.org)

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11/08/2014

Morceaux choisis - Dino Buzzati

Dino Buzzati

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Tout ce qui est dans le monde inanimé nous fascine, les bois, les plaines et les fleuves, les montagnes, les océans, les vallées, les steppes, plus encore, plus encore, les villes, les palais, les pierres, plus encore, le ciel, le vent de la montagne, les tempêtes, plus encore, la neige, plus encore, la nuit, les étoiles, le vent, toutes ces choses indifférentes et vides par elles-mêmes, se chargent d'une signification humaine dans la mesure où, sans que nous en prenions conscience, elles contiennent un pressentiment de l'amour.

Dino Buzzati, Un amour (coll. Pavillons Poche/Laffont, 2010)

04/08/2014

Morceaux choisis - Charles Ferdinand Ramuz

Charles Ferdinand Ramuz 

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Aline avait les mains encore maladroites ; tantôt elles appuyaient trop fort et tantôt hésitaient. Il semble qu’un rien va briser ces membres fragiles. Elle se perdait par moment dans ces soins. Alors le monde s’en va. Il n’y a plus qu’un petit enfant sur une table. Elle souriait parfois comme au temps de son bonheur. Elle chantait:

Dodo, l’enfant do,
L’enfant dormira bientôt,
Dodo, l’enfant do,
Pour avoir du bon gâteau.

Son sourire ne s’ouvrait qu’à grand-peine comme sous un fardeau, et sa voix retombait comme un oiseau dans sa cage, parce que l’enfant pleurait. Il était si malingre qu’il faisait pitié.

Et sa douleur revenait. Et un soir encore ce fut la musique au village. Aline était assise près du berceau. On dansait à l’auberge, et ses souvenirs l’entraînèrent en arrière jusque sous le grand poirier. Et une autre fois qu’elle fouillait dans un tiroir, ce furent les boucles d’oreilles que Julien lui avait données dans le petit bois au commencement de l’été. La boîte de carton avec les petits personnages peints dessus était encore enveloppée de son papier de soie. Les grains de corail ressemblaient à deux gouttes de sang pâle. C’était tout ce qui restait de son amour, avec l’enfant. Elle se dit: Et lui où est-il? Ah! il ne pense plus à moi. Les larmes lui vinrent aux yeux et elle se moucha sans bruit.

Elle se soulevait ainsi, aussitôt reprise et ramenée, ayant comme une chaîne qui l’empêchait de fuir. Elle s’encourageait pourtant avec des paroles qu’elle se répétait dans le fond de son cœur, se disant encore: Il faut bien que je l’aime, ce petit, tant l’aimer pour lui faire du bien et qu’il prenne de la vie. C’est un mauvais temps à passer. Quand il aura son année, il ira tout seul. Il faut bien que je l’aime, puisqu’il n’a rien que moi. Maman est vieille, et on ne sait pas, à son âge, ce qui peut arriver. Et puis il deviendra grand, pour quand je serai vieille aussi. Et sa chair tressaillait en se penchant sur lui.

Charles Ferdinand Ramuz, Aline (coll. Cahiers Rouges/Grasset, 2002)

03/08/2014

Morceaux choisis - Frédérique Deghelt

Frédérique Deghelt 

littérature; roman; morceaux choisis; livres 

Il s'est produit quelque chose qui a grandi, qui de livre en livre s'est mis à accaparer mes yeux, mon souvenir et toutes les parties de mon corps. Je me souviens d'avoir été fascinée par le miracle des bons livres qui arrivaient au bon moment de la vie. Ceux qui parfois tombaient des étagères pouu venir répondre à des questions que me posait l'existence. J'ai récupétré ainsi la patience à une époque où je serais partie dans l'exaspération, découvert les vertus de l'amour rêvé, abandonné le voyage à d'autres vies, rangé le meurtre au rayon de l'impossible. J'ai tout vécu, j'ai mille ans et je le dois aux livres.

Frédérique Deghelt, La grand-mère de Jade (coll. Babel/Actes Sud, 2012)

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01/08/2014

Lire les classiques - H.B. dit Stendhal

H.B. dit Stendhal

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Ici, de tous côtés je vois d’inégales hauteurs couvertes de bouquets d’arbres plantés par le hasard, et que la main de l’homme n’a point encore gâtés et forcés à rendre du revenu. Au milieu de ces collines aux formes admirables et se précipitant vers le lac par des pentes si singulières, je puis garder toutes les illusions des descriptions du Tasse et de l’Arioste. Tout est noble et tendre, tout parle d’amour, rien ne rappelle les laideurs de la civilisation. Les villages situés à mi-côte sont cachés par de grands arbres, et au-dessus des sommets des arbres s’élève l’architecture charmante de leurs jolis clochers. Si quelque petit champ de cinquante pas de large vient interrompre de temps à autre les bouquets de châtaigniers et de cerisiers sauvages, l’œil satisfait y voit croître des plantes plus vigoureuses et plus heureuses là qu’ailleurs. Par delà ces collines, dont le faîte offre des ermitages qu’on voudrait tous habiter, l’œil étonné aperçoit les pics des Alpes, toujours couverts de neige, et leur austérité sévère lui rappelle des malheurs de la vie ce qu’il en faut pour accroître la volupté présente. L’imagination est touchée par le son lointain de la cloche de quelque petit village caché sous les arbres: ces sons portés par les eaux qui les adoucissent prennent une teinte de douce mélancolie et de résignation, et semblent dire à l’homme: La vie s’enfuit, ne te montre donc point si difficile envers le bonheur qui se présente, hâte-toi de jouir.

H.B. dit Stendhal, La chartreuse de Parme (coll. Livre de poche/LGF, 2000)

17/07/2014

Lire les classiques - Fiodor Dostoïevski

Fiodor Dostoïevski

littérature; roman; morceaux choisis; livres

Qu'importe que, pour un seul homme de progrès, il y ait une telle foule de rétrogrades et de méchants? Ma joie provient de ce que je suis maintenant convaincu qu'au fond cette foule n'existe pas et qu'il n'y a que des éléments pleins de vie. L'idée d'être ridicules ne doit d'ailleurs point nous troubler, n'est-ce pas? Certes nous le sommes; nous sommes frivoles, nous avons de fâcheuses habitudes, nous nous ennuyons, nous ne savons ni voir ni comprendre; nous sommes tous ainsi, tous, vous, moi, et eux aussi! Tenez, vous ne vous froissez pas de m'entendre vous dire en face que vous êtes ridicules? S'il en est ainsi, ne peut-on pas voir en vous des artisans de progrès? Je vous dirai même qu'il est parfois bon et même meilleur d'être ridicule: on est plus enclin au pardon mutuel et à l'humilité; il ne nous est pas donné de tout comprendre d'emblée, et la perfection ne s'atteint pas d'un seul coup! Pour arriver à la perfection, il faut commencer par ne pas comprendre beaucoup de choses. Celui qui saisit trop vite saisit sans doute mal. Je vous le dis, à vous qui avez déjà su comprendre tant de choses, sans les comprendre.  

Fiodor Dostoïevski, L'Idiot, suivi de: Humiliés et Offensés (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1977)

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30/05/2014

Morceaux choisis - Virginia Woolf

Virginia Woolf

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Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer ne se distinguait pas du ciel, sauf que la mer se plissait légèrement comme si une étoffe avait des rides. Progressivement à mesure que le ciel blanchissait une ligne sombre marqua l'horizon qui séparait le ciel de la mer et l’étoffe grise se barra de traits épais qui se déplaçaient, les uns après les autres, sous la surface, se suivaient, se poursuivaient, perpétuellement. 

À mesure qu’elles approchaient du rivage chaque barre se soulevait, s’enflait, se brisait et balayait un fin voile d’eau blanche sur le sable. La vague s’arrêtait, et puis se retirait à nouveau, soupirant comme un dormeur dont le souffle va et vient inconsciemment. Progressivement la barre sombre sur l’horizon se fit claire comme si au fond d’une veille bouteille de vin les sédiments s’étaient déposés et avaient laissé du vert sur les parois. Derrière elle, aussi, le ciel s’éclaircissait comme ci là-bas les sédiments blancs s’étaient déposés, ou comme si le bras d’une femme allongée sous l’horizon avait levé une lampe et des barres plates de blancs, de vert et de jaune s’étalaient sur le ciel comme les lames d’un éventail. Puis elle leva sa lampe un peu plus haut et l’air sembla devenir fibreux et s’arracher à la verte surface voltigeant et flambant  en fibres jaunes et rouges comme les flammes fumantes qui s’échappent d’un feu de joie. Progressivement les fibres enflammées du feu de joie se fondirent en une cule nuée, une seule incandescence qui souleva la laine lourde et grise du ciel au-dessus d'elle et la transforma en un million d'atomes d'un bleu tendre. La surface de la mer devint lentement transparente et s'étendit ondulante et étincelante jusqu'à ce que les raies sombres fussent presque effacées. Lentement le bras qui tenait la lampe la souleva plus haut et puis plus haut encore jusqu'à ce qu'une large flamme devînt visible; un arc de feu brûla au bord de l'horizon, et tout autour la mer se mit à flamboyer d'or.

La lumière frappa les arbres du jardin, une feuille devint transparente et puis une autre. Un oiseau gazouilla très haut; il y eut une pause; un autre gazouilla un peu plus bas. Le soleil avivait les murs de la maison, et se posait comme la pointe d’un éventail sur le store blanc et laissait l’empreinte d’un doigt d’ombre bleue sous la feuille près de la fenêtre de la chambre. Le store frémissait légèrement, mais à l’intérieur tout était obscur et insubstantiel. Les oiseaux chantaient leur vide mélodie au-dehors.

Virginia Woolf, Les vagues, dans: Romans - Essais (coll. Quarto/Gallimard, 2014)

00:09 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; morceaux choisis; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |